Bagarre de poissonnières

On pourrait croire que j’exagère avec ce titre, mais tout est correct. Mieux ! Ca implique une de mes ancêtres. Et ça colle pile-poil avec le Geneathème du mois d’octobre : nos ancêtres et la justice.

Sacrés Ancêtres! mène donc l’enquête… assez brève, en fait.

Imaginez le cadre. Nous sommes en 1776 à Marseille, pas très loin du Vieux-Port. Des femmes se disputent puis se battent. Insultes, coups, tous les ingrédients dramatiques réunis…

La plainte : comment la trouver ?

Les informations ont été repérées car il y eut une plainte par les victimes supposées. Pour les affaires du XVIIIe siècle à Marseille et dans les communes environnantes, on se reportera au fonds 2 B, c’est-à-dire aux archives de la sénéchaussée de Marseille conservées aux Archives Départementales des Bouches-du-Rhône.

Ce fonds, concernant les procédures dites criminelles, a été classé par ordre alphabétique des patronymes des accusés (avec parfois des erreurs et des inversions entre accusés et plaignants). Il s’agit, dans le cas étudié ici, des procédures, autrement dit de la plainte même et des témoignages. On trouvera tout ceci en 2 B 1205 à 2 B 2053 et les plaintes contres des inconnus de la cote suivante à 2 B 2107. 903 articles au total qui contiennent chacun plusieurs plaintes ; si vous avez des ancêtres à Marseille, vous y trouverez peut-être l’un des vôtres et probablement un collatéral !

Astuce : pour retrouver plus facilement vos ancêtres dans ce fonds, il vous faut aller sur la base « CLARA » sur le site des Archives Départementales :

En restant sur l’index « cote », tapez par exemple « 2 B 5 » puis explorez le détail de l’article et dans la rubrique « Lien vers le fonds » vous verrez tout à droite une paire de lunettes bleues : cliquez dessus. En bas de la nouvelle page vous verrez qu’on vous propose de télécharger « 2 B sommaire » qui contient le détail du fonds. Cependant, le document est beaucoup plus détaillé aux AD donc ici, vous n’aurez qu’une idée de la cote exacte d’une de ces procédures judiciaires.
J’ai pu apprendre que le nom « Bouis » se trouverait, d’après l’ordre alphabétique, en 2 B 1380. Tapez cette cote dans votre recherche et en arrivant sur l’article vous verrez un fichier excel attaché. En effet, les procédures criminelles ont été dépouillées. C’est aussi le cas pour les inventaires après-décès, dont vous trouverez le relevé sur Geneanet.

A ce jour, je n’ai pas encore eu l’occasion de chercher s’il y avait eu une sentence et en quoi elle consistait. J’espère m’en occuper très bientôt et ne manquerai pas de vous reparler de cette affaire que je m’apprête déjà à dévoiler. Il existe des registres de sentences criminelles cotés 2 B 1080 à 2 B 1166 pour la période qui nous intéresse. En complément, toujours en 2 B, nous pourrions consulter les registres d’écrous pour le XVIIIe siècle, qui ne sont pas en ligne. Vous voyez, il y a toujours moyen d’approfondir et de trouver de nouvelles pistes !

Et là, je vous entends en train de dire : « Oh, Sacrés Ancêtres!, c’est quand que l’histoire commence, là ?! »
Ok, je me lance.

Le choc des poissonnières : argent, insultes et coups de poings

Le 23 février 1776 vers 15h, Magdeleine Jullien, Claire et Marie Semille sont à leur « banc », à la Poissonnerie-Neuve. Ce sont les plaignantes et victimes supposées ; leur banc est donc certainement l’endroit où elles vendent habituellement leur poisson, on dirait leur « stand » aujourd’hui. Les plaignantes sont de la même famille : Claire et Marie sont sœurs et Magdeleine Jullien est probablement leur belle-sœur (l’époux de Claire Semille est un Jullien).

Début de la plainte contre Magdeleine Bouis et sa fille Marguerite

Elles sont à leur banc quand apparaît Magdeleine Bouis (mon ancêtre !) « sans sujet ny motif et à dessin prémédité de calomnier et maltraiter les supliantes« . Magdeleine Bouis se serait approchée de Magdeleine Jullien pour lui demander si son oncle avait eu du poisson (à la pêche, sûrement). Sur quoi, Magdeleine Jullien dit qu’il n’en a pas eu. Puis, pour une raison qui m’échappe un peu, ça s’échauffe. Magdeleine Bouis accuse Magdeleine Jullien de lui devoir 24 sols ce que cette dernière semble nier.

Voici ce passage assez étonnant, rédigé officiellement par les plaignantes, mais avec l’aide d’une personne en charge de ce genre de dépositions :

[…] luy ayant demandé si son oncle n’avoit point eu du poisson et luy ayant répondeu qu’il n’en avoit point eu, elle s’emporta furieusement disant que mal rencontre arrivat à ceux et à celles qu’il avoit retenu[ ?] la pièce de vingt quatre sols, leurs enfants, leurs descendants jusques au jugement dernier, sur quoy elle luy répartit que le mauvais rencontre ne pouvoit tomber sur elle ny sur les siens par la raison qu’on ne faisoit que de se rembourser d’un argent fourny et en facilitant les débiteurs en recevant à petites parties une somme qu’on seroit en droit d’exiger en total

On a l’impression que, dans cet extrait, on passe sans transition de menaces familières à un langage de notaire.

Bref, la leçon philosophico-économique (ou plutôt l’absence de remboursement) n’aide pas et Magdeleine Bouis s’adressait alors à une autre poissonnière, Claire Semille (épouse d’André Jullien), en lui disant que son mari est un voleur et « qu’il n’étoit allé aux isles que pour manger le bien de l’un et de l’autre ». Claire Semille proteste de ce mensonge !

On note ici que pour une raison mystérieuse, Magdeleine Bouis passe de l’une à l’autre. N’oublions pas que nous n’avons que la version des plaignantes (nous verrons les brefs témoignages après) et pas celle des accusées. On peut supposer ici que Claire Semille se mêla à la conversation et que l’excitation monta.

Le lieu du délit : la Poissonnerie-Neuve, nommée aujourd’hui « Halle Puget ». Toujours debout à ce jour !
Source : tourisme-marseille

Entre alors en scène Marguerite Berengier, la fille de Magdeleine Bouis. Et d’après nos plaignantes, c’est une belle arrivée !

Marguerite Berengier, fille de ladite Boit, s’étant jointe à sa mère, auroit vomy contre ladite Semille les mêmes calomnies

A ce stade, il ne manque plus que la bagarre générale…. et justement :

lors ladite Boit mère seroit tombée sur ladite Semille et luy auroit déchiré le visage et sans le secours d’une famme qui l’a retenue, elle l’auroit défigurée et voyant qu’elle ne pouvoit assouvir sa passion, écumant de rage, elle auroit traité ladite Semille de garce, putain, malheureuse, qu’elle s’enjuroit de vins de liqueurs de Chipre et autres vins qu’elle étoit une malheureuse que tost ou tard, elle luy fairoit son compte, peu satisfaite d’avoir aussy grièvement maltraitté et calomnié Magdeleine Jullien et Claire Semille, elle auroit porté un coup de pied au ventre à Marie Semille sa sœur, la traitant de garce, putain, malheureuse que si elle étoit mariée c’étoit pour s’y estre mise à l’avance et en prononçant ces calomnies elle a donné un rude soufflet à ladite Marie Semille.

J’ai mis en gras quelques moments de cette bagarre unilatérale (d’après les plaignantes), mais l’ensemble de cette citation vaut le détour. J’ai un peu de mal à me retenir de rire à chaque lecture tout en ne sachant plus trop comment réagir face aux actions de cette aïeule bagarreuse.

Le lendemain, rebelotte ! Le jour où la plainte a été déposée, le 24 février, Magdeleine Bouit et sa fille ont dû se dire que ce n’était pas assez et vers 10h elles se seraient rendues au banc des plaignantes et après les avoir insultés, leur ont donné des coups aux bras, au visage et des coups de pied au ventre.

Et comme on aime bien le drama par ici, voici la fin de la plainte concernant ces faits du 24 février :

[Elles] les auroient assassinées si elles n’en avoient été empêchées et d’autant que pareilles calomnies, diffamations, coups et excès suivis de résidive méritent une sévère et rigoureuse punition, les supliantes qui ne sont pas même en sûreté de leur vie avec lesdites Boit et Berengier par leur naturel violent et emporté, coutumières à pareils excez, sont nécessitées de recourir à votre justice.

Il y a sûrement de l’exagération, mais je pense aussi que ça fait partie de la procédure d’une plainte où il faut que les plaignants insistent bien sur le danger.

Comme je vous l’ai dit au début de l’article, je n’ai pas en ma possession d’interrogatoire/témoignage des agresseurs présumés, ni de sentence. Cependant, on a dans le dossier des témoignages de passants.

Les témoins de la bagarre

Trois personnes sont interrogées concernant l’altercation.

Le premier témoin est Gaspard Pinatel, un maître boulanger qui habite en face de la Poissonnerie-Neuve. Ayant entendu du bruit, il est allé sur le pas de sa porte où il a vu la mère et la fille « égratigner » l’une des plaignantes. Magdeleine Bouis envoya une corbeille sur la plaignante Claire Semille et comme elle s’apprêtait à « en venir aux prises », il est intervenu pour la contenir.

Le second témoin est Claire Martin et vous allez voir que son témoignage est intéressant, je vous livre tel quel ce qu’elle a dit :

Les nommées Semille et leur belle-sœur eurent querelle avec les nomées Bouit mère et fille, lesquelles les chargèrent d’abord d’injures et en étant venues aux prises, la déposante vit qu’elles se frapirent mutuelement et elle accourut pour les séparer

Pour le troisième témoin, Catherine Fouque, elle constata que les plaignantes et les accusées s’injuriaient mutuellement et vit Magdeleine Berengier frapper une des plaignantes.

Ce qui est intéressant dans ces témoignages c’est qu’ils sont beaucoup plus nuancés que la plainte. Il est établi par les témoins que des coups ont été portés et il semblent que mon aïeule et sa fille en soient bien à l’origine. Mais on note des injures mutuelles et des coups mutuels, ce qui est assez logique car je suppose que les plaignantes se seraient a minima défendues. Cela change d’avec la plainte où non seulement, disent-elles, elles n’ont pas initié la querelle, ont subi d’affreuses calomnies dont elles se sont défendues honorablement, sans injures, mais en expliquant exactement en quoi fonctionnait le système de prêt, et que pire encore! elles se sont faites agresser avec une rare violence, sans jamais avoir donné un coup en retour, par deux furies qui veulent leur mort.

Bref, vous l’aurez compris, la plainte est aussi à nuancer, de même que les témoignages ne peuvent pas tout nous apprendre. Ceci sont partiels, les trois témoins ne débarquant que lorsque la température a déjà bien monté. Ceux-ci sont d’ailleurs convoqués à la requête des plaignantes.

Malgré tout, je le disais, les informations de ce dossier tendent bien vers une culpabilité des Magdeleine Bouis et sa fille dans cette affaire de poissonnières. S’il me reste à trouver une éventuelle sentence ou des pièces complémentaires, j’ai un autre élément que j’aborderai sûrement dans un autre article : une autre plainte !

Deux ans après ces faits, les deux mêmes personnes – Magdeleine Bouis et sa fille (toujours la même) – sont encore accusées « d’injures, excès et voies de fait » envers une autre femme, disant notamment de cette dernière « qu’elle recevoit et en donnoit à tout le monde, jusqu’aux voituriers, pour douze sols« …

Ah… Sacrés Ancêtres !

Carte postale ancienne d’une poissonnière marseillaise (début XXe)
Source : Geneanet

On se retrouve samedi prochain sur Sacrés Ancêtres! pour parler d’une famille à la Zola : pauvreté, traversée du pays, enfants à la pelle, abandon, mort. Une drôle d’histoire !

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