Les motivations de nos aïeux

Dans ce nouvel article de Sacrés Ancêtres !, je vais vous parler d’un couple de collatéraux qui semble avoir eu une vie mouvementée. De la frontière italienne à Paris et inversement, Joseph Maïssa et Marie Scoffier ont eu une vie précaire, à la Zola ou presque.

Ici, nous verrons tout ce qu’il m’a été possible d’apprendre grâce à ces documents si basiques et essentiels que constituent les actes d’état-civil. Abandon, pauvreté, grossesses à risque et autres sont au cœur de cette recherche. Il y a cependant une chose que l’on apprend à force de faire de la généalogie, c’est d’éviter au maximum de juger les actions de nos aïeux (et de leurs contemporains) ; on évite, mais on n’y arrive pas toujours. Pourquoi éviter ? Outre que ça n’apporterait rien, c’est aussi parce que je ne sais pas tout d’eux, je ne connais pas les détails de certains événements et il serait présomptueux d’affirmer connaître les motivations alors que nous n’avons la plupart du temps que ce que les documents formatés nous offrent. Je développerai donc les motivations sous forme d’hypothèses.

Entrons dans le vif du sujet !

Nous sommes en 1867, dans l’arrière-pays niçois, à Saint-Sauveur-sur-Tinée.

Saint-Sauveur-sur-Tinée, village des Alpes-Maritimes traversé par la rivière de la Tinée, qui a causé tant de noyades.
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Au printemps se marient deux jeunes gens : Joseph Maïssa, 30 ans, d’un village voisin et Marie Scoffier, 20 ans.
L’un comme l’autre ne sont pas nés à Saint-Sauveur et c’est l’épouse qui se déplace dans le village où vit le futur époux pour les noces (fait assez rare). A ce moment-là, Joseph est cultivateur. Le couple ne paraît pas particulièrement pauvre ni aisé, mais se fond parfaitement dans l’ensemble des professions locales. Ils restent à Saint-Sauveur où l’épouse a aussi de la famille par son grand-père maternel.

Ensemble, Joseph et Marie vivront 10 ans à Saint-Sauveur, avec une halte dans le village voisin de Roure… puis un jour, entre août et décembre 1876, les époux partent à Paris.

Pourquoi ? Qu’est-ce qui a pu pousser le couple à partir aussi loin ? Joseph a-t-il eu une proposition pour un emploi ? La situation à Saint-Sauveur était-elle plus précaire qu’on ne pouvait l’imaginer ?

Après avoir eu 4 enfants (dont un décédé), Marie traverse la France tout en étant enceinte du cinquième, une fille, Clémence, qui naquit le 28/01/1877 dans le VIe arrondissement de Paris. Plus précisément, Marie accouche dans L’hôpital des Cliniques, qui fut démoli l’année d’après. En 1877, il n’y restait déjà plus que la clinique obstétricale.
Joseph et Marie ne sont pas encore domiciliés officiellement à Paris puisque l’acte de naissance les inscrit comme vivants à Saint-Sauveur. Il est possible que ce qui devait être une situation temporaire devint définitive.

Pendant leur temps à Saint-Sauveur, Joseph était cultivateur, cité parfois comme meunier tandis que son épouse était la classique « ménagère » avec une mention de « cultivatrice ». A Paris, les choses semblent être un peu difficile au départ. On retrouve le couple en 1878, alors que la petite Clémence, âgée de 13 mois, décède chez ses parents. Joseph et Marie se sont installés du côté de Batignolles au 48, rue de Lévis. Récemment rattaché à Paris, cet ancien village, de plus en plus relié à la grande ville, semblait encore populaire lors de l’installation de notre couple.


La rue de Lévis, à Paris.
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La précarité se lit dans la profession de Joseph et Marie : ils sont alors journaliers. Et par la suite, ce terme revient pour tous les deux en 1882. Joseph était maçon et Marie blanchisseuse, mais ce statut de journalier montre qu’ils vivaient une situation bien différente de celle des boutiquiers. Vivant certainement de boulots temporaires, ils restèrent dans cette rue jusque vers 1883-1884.

Marie travaillait et continuait à avoir des enfants. Après Clémence, sa 5e enfant, elle eut aussi Eugénie en 1879, un garçon mort né en 1880 et Joseph en 1882.

En 1885, ils déménagent juste à côté, rue de Saussure (Google Maps me dit qu’ils ont fait 280 mètres…). Enfin, ils déménagèrent une dernière fois, en 1887, et s’établirent rue de la Félicité, toujours dans le 17e arrondissement. Ces petits déménagements pourraient s’expliquer de bien des manières, dont la naissance d’autres enfants et la recherche d’un meilleur logement. En 1882, quatre enfants sont vivant : Adolphe, Emilie, Pierre et le petit dernier, Joseph. Rue de Saussure, le couple aura Emile et, rue de la Félicité, deux filles : Eugénie et une autre Eugénie (la première décède après quelques mois).

Marie Scoffier, mariée à 20 ans dans un village des Alpes-Maritimes, partie enceinte s’installer à Paris avec son époux était mère, épouse et s’échinait comme blanchisseuse journalière. Elle a eu 11 enfants. 11 accouchements. Seulement 5 de ses enfants vécurent jusqu’à l’âge adulte en cette fin du XIXe siècle. Malheureusement, Marie ne verra pas ses derniers-nés grandir.

Après dix accouchements, le onzième fut fatal à la mère. A la maternité du 123, boulevard Port-Royal, est née la petite Eugénie le 19 février 1890. L’accouchement se passe mal et la mère reste à l’hôpital. Au bout de cinq jours, vers une heure du matin le 24 février, Marie Scoffier meurt des suites de ses couches. Elle a 43 ans. Cela paraît bien tard et l’âge a dû augmenter les risques de cette maternité ; les dix accouchements précédents n’ont pas dû l’aider non plus.

La mort de Marie changea tout. Car après une vie de blanchisseuse dans un quartier parisien, son décès laisse à son époux la charge de 5 enfants. Ou du moins de 2 enfants, car les trois aînés sont déjà âgés (les fils ont 21 et 18 ans, la fille aînée a 20 ans). Ne reste donc que Joseph, 7 ans, et la nouvelle-née Eugénie.

Le père abandonne alors ses deux enfants à l’Assistance Publique et s’en retourne dans son village des Alpes-Maritimes…

Marie morte fin février, Joseph quitte rapidement à Paris et est cité comme domicilié à Saint-Sauveur en novembre de la même année. Ses deux cadets, Joseph et Eugénie, sont placés. Pourquoi ?
J’essaie de me demander ce qui a pu pousser cet homme à laisser derrière ces deux enfants mineurs. Le deuil de son épouse fut-il trop lourd ? A-t-il blâmé la dernière-née de la mort de la mère et abandonné enfants et ville dans un même élan ? Une décision réfléchie ? Une autre situation que l’on ne voit pas dans les registres ?
Je n’en ai aucune idée. Tout ce que je peux faire, à ce stade, est de donner des éléments circonstanciels.

Lorsqu’il quitte Paris, il n’est pas seul. Ses deux fils aînés sont aussi de retour dans les Alpes-Maritimes. Etant donné que toute leur enfance n’est pas documentée, par leur absence lors des actes de leurs parents et l’absence de recensement, il ne m’est même pas possible de confirmer leur présence à Paris.
Le fils aîné, Adolphe, se marie en 1893 à Sospel, autre village des Alpes-Maritimes, mais est officiellement domicilié à Saint-Sauveur, comme son père… sauf que ce dernier ne se déplace pas au mariage. De nombreuses raisons peuvent être invoquées, mais il faut envisager une impossibilité physique de s’y rendre : distance, travail ou autre. Toujours choisir l’option la plus banale et moins romanesque en premier lieu !

Le fils cadet, lui, est aussi à Saint-Sauveur et il y resta toute sa vie. Il se marie en 1897 et exerce le métier de cultivateur/meunier. Fait intéressant, le père, Joseph, est aussi meunier à son retour à Saint-Sauveur… et ce n’est pas un hasard.

Lorsque ce petit monde retourne dans les Alpes-Maritimes, le père et le fils cadet vivent ensemble à Saint-Sauveur. On les trouve dans le recensement de 1891 :

Extrait du recensement de Saint-Sauveur en 1891
Le fils prénommé ici Charles est officiellement prénommé Pierre, le cadet.

On notera la présence d’une domestique, au décès de laquelle Joseph sera témoin à l’état-civil en 1897. Surtout, un seul des deux fils est présent.

Le fils aîné, Adolphe, n’est pas dans les recensements de Saint-Sauveur, ni à Sospel. Ebéniste avant de s’installer à Sospel comme commerçant puis négociant, on peut penser qu’il était ailleurs à travailler. Mais entre son absence lors du recensement avec son père, et l’absence de ce dernier au mariage de son fils, on peut s’interroger.

Reste que le père et l’un des fils vécurent ensemble à Saint-Sauveur et on les retrouve ainsi dans les recensements jusqu’en 1911 où, dès le recensement de 1901, le rapport s’inverse avec Charles/Pierre en chef de famille suite à son mariage de 1897.

Nous avons donc un homme qui après avoir abandonné ses deux derniers enfants retourne dans les Alpes-Maritimes où, sans être riches, ils ont les moyens d’avoir une domestique à demeure. Après la mort de Marianne Bagnus, une jeune fille prendra sa place. Cela pose davantage de questions !

Mais revenons en arrière car il y a deux éléments que je n’ai pas encore dévoilé…

La fille aînée, Emilie, avait 20 ans à la mort de sa mère et elle n’est pas retournée dans le sud. Blanchisseuse elle aussi, elle ne tarde pas à se marier après le départ du père : en novembre 1890 (sa mère meurt fin février), elle épouse Charles Robert, serrurier, qui vit à la même adresse dans le 17e arrondissement. Aucun enfant n’est connu de ce couple et Émilie s’éteint en 1900, à peine âgée de 30 ans. Pourquoi est-elle restée ? Était-elle déjà fiancée ? Ou n’avait-elle pas envie d’aller se perdre dans un village ?

Un autre élément m’intrigue : l’abandon lui-même.

Joseph a abandonné Eugénie dès sa naissance, mais à cette date l’autre fils (aussi prénommé Joseph) avait 8 ans. On trouve l’abandon d’Eugénie dans les tables des Enfants assistés de la Seine en mars 1890 (j’ai le matricule, même la cote, mais il me faudra trouver une âme charitable sur Paris pour avoir accès au dossier et peut-être répondre à quelques questions), mais on ne trouve pas celui de Joseph. Oubli dans la table ? A-t-il été enregistré avant ?
Dans le doute, j’ai cherché les registres d’enfants assistés de 1882 à 1894 (jusqu’à ses 12 ans) et si je ne l’ai pas trouvé, j’ai été assez choqué du nombre d’enfants abandonnés. Mais passons, rien non plus chez les enfants « moralement abandonnés » (12 à 16 ans) de 1894 à 1899 et rien chez les enfants mis en dépôt en 1890 (à part la petite sœur).

Joseph Maïssa et Marie Scoffier ont eu 5 enfants qui ont vécu et mené des vies sans contact connu entre eux :
– Adolphe, l’aîné, s’est installé à Sospel (Alpes-Maritimes) où il n’a eu aucun contact connu avec son frère et tardivement avec son père.
– Pierre, le deuxième fils, vécut avec le père à Saint-Sauveur, dans les Alpes-Maritimes. Aucune trace d’un contact entre lui et son frère aîné.
– Emilie, la fille aînée, reste à Paris au départ du père et des frères, se marie et meurt jeune sans lien connu avec ses proches.
– Joseph et Eugénie sont officiellement enfants assistés, n’ont aucun contact avec leur famille. Eugénie abandonnée à la naissance vit dans l’Yonne, se marie à l’âge de 20 ans à un cantonnier et vécut jusqu’en 1968. Quant au fils Joseph, il est dans la Nièvre à 16 ans où il s’engage dans l’armée et eut une vie très mouvementée qui mérite son propre article. Il est décédé en 1949. A son premier mariage, en 1908, il déclare que son père est décédé, par méconnaissance et peut-être aussi pour éviter d’avoir à obtenir une autorisation auprès d’un homme qu’il ne connaît pas ou plus. Pour sa mère, il est capable d’avoir la date et l’acte du décès ce qui pourrait faire penser qu’il a bel et bien été abandonné après la mort de celle-ci.

En 1916, pour une raison que j’ignore, Joseph est à Sospel et vit chez son fils aîné. Là encore : pourquoi ? La guerre a-t-elle changé la donne ?
Si aucun contact n’est connu entre les deux frères, il y a pourtant ce lien que l’on ne peut pas mettre de côté. L’hypothèse la plus terre-à-terre serait qu’Adolphe se soit installé à Sospel pour le travail et sa vie de famille et que, le moment venu, il accueillit son père. Ce dernier était probablement resté en premier lieu à Saint-Sauveur pour son travail de meunier avec son fils cadet.

Petite frise chronologique pour se repérer un peu (cliquez pour agrandir)

Pour conclure cet article qui s’étire, nous avons pu suivre ce couple, Joseph et Marie, mariés assez jeune et qui ont eu 11 enfants entre Saint-Sauveur dans les Alpes-Maritimes et le quartier des Batignolles à Paris. Seulement cinq d’entre eux survécurent et lorsque Marie meurt en couches du onzième, la famille se brise. Eugénie et le jeune Joseph sont placés à l’assistance, le père part avec les deux fils, qui mènent leur vie chacun de son côté sans pour autant que l’on puisse affirmer qu’il n’y avait pas de contact. Quant à la fille aînée, elle reste à Paris et se marie la même année.

Une famille qui explose, en apparence, mais peut-être une famille qui n’a jamais été soudée ou autrement qu’on ne l’imagine. Toutes les questions que l’on se pose sur les motivations des uns et des autres n’ont pour réponses que des hypothèses, fondées parfois sur notre propre manière de percevoir une société qui n’existe plus. Un jugement les concernant ne serait d’aucune utilité et je n’ai pu que constater les événements quand une trace a été laissée. « Pourquoi », « Comment », autant de questions que le généalogiste se pose sans cesse et sans cesse il se retrouve à devoir émettre des hypothèses ; si leurs motivations profondes nous resteront à jamais inconnues nous pouvons, en alignant les faits, entr’apercevoir la vérité.

J’ai pu apprendre, à travers cette recherche, l’instabilité et la précarité que nos prédécesseurs ont pu connaître. Des vies étonnantes et pleines de surprises, dont celle du fils de Joseph, prénommé comme lui, enfant de l’assistance publique, regorge aussi : du Maroc à la Guyane, de domestique à lieutenant, Joseph fut marié 3 fois et eut une vie d’aventurier. Et cette histoire vous sera dévoilée samedi prochain, sur Sacrés Ancêtres!

3 réflexions sur “Les motivations de nos aïeux”

  1. Il est très important de lire le dossier des enfants assistés. On peut y trouver des réponses à quelques questions. C’est extrêmement émouvant de découvrir les mots de l’administration et l’émotion paraît très bien à travers les phrases succinctes. Il ne faut pas oublier qu’à cette époque les parents qui abandonnaient leurs enfants le faisait convaincus que se serait au bénéfice de leurs petits. L’abandon était définitif avec impossibilité de retour en arrière. Voilà ce que personnellement j’ai pu découvrir aux archives, ce que mon arrière-grand-mère n’a jamais su, sa vie durant, car il y a des choses que l’on ne dit pas aux enfants…

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